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Publication : mardi 11 septembre 2001 22:55
Écrit par Georges Delangle, Lucienne Aubry
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Bourganeuf fut une des premières ville de France, a être éclairée à l’électricité

Elle est aussi considérée comme la première ville européenne à être totalement éclairée à l’électricité (places, rues, bâtiments publics, commerces, maisons particulières).

Articles de Georges Delangle publiés dans nos bulletins Nos 10 à 14

L’eau, la pierre, la lumière

Aventure technologique

Musée de l’ÉLECTRIFICATION DE BOURGANEUF

 C'est à l'occasion de la journée du patrimoine en Creuse (en 2001) que nous avons visité le musée de l’électrification de la ville de Bourganeuf, animés par un vif intérêt pour la fée électricité. Un guide très compétent nous retrace l’application de cette énergie moderne, nommée à l’époque par les autochtones – 1886 – la « létricité ». Nous apprenons qu’un ingénieur parisien, M. Ernest Lamy, apporte son savoir-faire et crée la première concession creusoise. Sur le ruisseau du Verger, une dynamo entraînée par une roue à augets produit un courant continu de 110 volts qui allumera 60 ampoules dans la ville de Bourganeuf.

 Jusqu’à 11 heures, nous sommes sous le charme de ce technicien qui décrit l’histoire de cette invention avec des explications simples pour les néophytes que nous sommes. Néanmoins, quelques visiteurs posent des questions techniques et précises qui perfectionnent ou confirment leur érudition en la matière.

La turbine (roue à augets) La turbine (roue à augets)

Ensuite nous partons pour les Jarrauds, commune de Saint-Martin-Château. Sur le parking nous rencontrons M. Delangle, sympathique et fidèle adhérent de l’association, lui aussi intéressé par la visite de ce site, ouvert ce jour-là, et pour la première fois dans sa totalité. Nous empruntons le sentier menant à la cascade, haute de 14 mètres, sur la Maulde. Une halte s’impose pour la beauté sauvage du site, naturel et impressionnant. Des photos fixeront la mémoire de cette journée. Ensuite nous longeons le canal d’amenée d’eau jusqu’à la chute forcée conduisant à l’usine.

La cascade des JarraudsLa cascade des Jarrauds

Le concessionnaire des Jarrauds nous explique l’utilité de la grille qui retient les débris flottants sur l’eau avant son entrée dans le gros tuyau de descente. En aval, Marcel Desprez, mécanicien et électricien, pionnier du transport de la force électrique sur longue distance, a construit en 1889 l’usine électrique, toujours en service. A l’intérieur, nous assistons à un cours technique sur l’indispensable complément d’énergie. Le ruisseau du Verger étant devenu insuffisant, il fallut chercher une autre source d’énergie. Le courant produit aux Jarrauds était acheminé jusqu’à Bourganeuf par une ligne longue de 14 kilomètres, constituant ainsi la seconde réalisation de ce type de transport de la force électrique en Europe.

 

Bourganeuf fut la première ville limousine et une des premières de France, a être éclairée à l’électricité.

Vers 13 heures, nous nous rendons à Saint-Martin-Château, tout proche, où nous pouvons admirer l’église romane, son curieux clocher complètement isolé et le gisant extérieur sculpté dans le granit. L’intérieur de l’église est également très intéressant à visiter. La place du village est très « aérée » avec un magnifique panorama sur la vallée. La proximité du lac de Vassivière conduit Saint-Martin-Château en impasse sur la colline. L’ensemble vaut le détour.

Lucienne Aubry


 

UN ÉVÈNEMENT: L’ÉLECTRIFICATION DE BOURGANEUF en 1886

En complément de l’article précédent, de Lucienne Aubry, nous voudrions préciser dans quelles circonstances la décision d’électrifier la ville fut prise, évoquer les difficultés que les élus et les ingénieurs durent surmonter pour mener à terme leur projet, et faire revivre, autant qu’il se peut, l’atmosphère suscitée par cet extraordinaire événement.

Vers 1880, Bourganeuf est une petite ville, très industrialisée, de 4 000 habitants. On y trouve une fabrique de porcelaine, trois manufactures de chapeaux, une filature, deux fabriques de papier de paille, une teinturerie, deux imprimeries (deux journaux locaux), des minoteries et de nombreux ateliers.

A cette époque, la classe ouvrière est imprégnée des idées républicaines et progressistes défendues par Martin Nadaud. La classe bourgeoise est composée de commerçants, d’industriels, de membres des professions libérales…

Dans son ouvrage L’eau et la lumière, Maurice Robert remarque qu’il n’y a pas antinomies entre ces deux classes sociales : « La municipalité, sous l’autorité de Michel Salmet, personnalité de la petite bourgeoisie commerçante éclairée, affirme ses convictions radicales, républicaines, laïques et humanistes, et fait preuve de constantes attentions sociales envers la population ouvrière que la crise a atteinte après 1882. »

En 1884, le conseil municipal envisage de remplacer l’éclairage des lampes et réverbères, à l’huile de pétrole, par l’éclairage au gaz. Le maire songe à construire une usine.

Un ingénieur parisien, Ernest Lamy, propose alors à Michel Salmet d’installer une distribution de lumière électrique à condition de pouvoir disposer d’une force hydraulique spéciale dans un rayon de 2 ou 3 kilomètres (il pense au Thaurion).

La municipalité accepte. Le 29 janvier 1885, Ernest Lamy fait une démonstration à l’aide d’accumulateurs et obtient (pour 50 ans !) la concession de l’exploitation de l’éclairage de la ville.

Les travaux avancent, mais la chute d’eau n’est pas encore trouvée. Un projet d’usine hydraulique alimentée par le Thaurion, en bas de la gare, est abandonné, car les travaux seraient trop onéreux.

C’est alors qu’intervient Marcel Misme, conseiller municipal et industriel. Il possède dans le quartier de la Grande Eau une filature dont les métiers sont actionnés par l’énergie hydraulique. Une chute de 11 mètres, située sur une dérivation du ruisseau le Verger, actionne une roue à augets de 5 mètres de diamètre.

Roue à augets (Musée de l’électrification : structure en métal et en verre représentant la roue en bois d’origine)Roue à augets (Musée de l’électrification : structure en métal et en verre représentant la roue en bois d’origine)

Marcel Misme met cette installation à la disposition d’Ernest Lamy. La roue entraînera une dynamo et le courant produit (courant continu de 110 volts) sera transporté à travers la ville par un câble de 850 mètres (3 500m avec les dérivations).

Il alimentera l’Hôtel de Ville (20 lampes), l’église (7 lampes), des cafés, des hôtels, des magasins, les lampes municipales (50, puis 60 et 75), ainsi que des établissements industriels et quelques maisons particulières. L’installation, d’une qualité technique remarquable, est prévue pour 300 lampes.

Nous pouvons admirer le souci esthétique de la municipalité et de l’installeur : les câbles qui alimentent les places de la mairie et du champ de foire sont enfouis ; ceux qui desservent les lampes municipales sont sous plomb, longeant les murs au-dessus des corniches ou encastrés dans les murs ; les lanternes sont spécialement créées par la cristallerie Saint-Louis et deux candélabres, à l’entrée de la mairie, sont en fer forgé.

 Les essais se suivent :

L’inauguration officielle, fébrilement attendue, a lieu le dimanche 9 mai. « Ce jour-là, la ville était en fête et le soir, à 9 heures, au moment où la fanfare municipale attaquait la Marseillaise sur la place de la mairie, la lumière électrique a tout à coup jailli et inondé la ville de sa clarté. L’effet produit a été magique, les applaudissements de tous les assistants ont éclaté avec un enthousiasme indescriptible. La modeste cité se sentait fière à juste titre d’avoir réalisé un tel progrès, devancé les grandes villes et la capitale elle-même. » (La Liberté du Centre)

La revue nationale La Lumière électrique du 22 mai relate l’événement : « Dimanche dernier, à 9 heures du soir, un flot de lumière a éclairé la ville comme en plein jour. La place de la mairie surtout présentait un caractère féerique. L’Hôtel de ville tout entier était entouré de cordons lumineux ; le cadran de l’église resplendissait ; les écussons tricolores aux chiffres R.F. étaient éclatants comme en plein jour. L’effet produit a étonné et ébloui tous les assistants qui ont applaudi et acclamé avec enthousiasme. »

Un grand nombre de personnalités creusoises sont présentes. Martin Nadaud, député de la Creuse, félicite le maire pour avoir mené son projet à terme en moins de deux ans. Le député de Mende, à la tête d’une délégation, assiste à la fête, ainsi que les représentants d’une quarantaine de villes, désireux de suivre l’exemple donné par Bourganeuf.

La foule, qui avait envahi la ville, fait la fête.

Le bel ensemble architectural de la place de Hôtel de VilleLe bel ensemble architectural de la place de Hôtel de Ville

Bourganeuf n’est pas la première ville de France à être éclairée à l’électricité. Bellegarde-sur-Valserine dans l’Ain et La Roche-sur-Foron en Haute-Savoie l’ont précédée. Mais leur électrification n’est que partielle, de même que celle des villes anglaises, allemandes et italiennes qui s’équipent peu à peu (un quartier de New-York a été électrifié quatre ans auparavant).

Bourganeuf peut être considérée comme la première ville européenne à être totalement éclairée à l’électricité (places, rues, bâtiments publics, commerces, maisons particulières).

Après ce succès, Ernest Lamy désire électrifier d’autres villes et il cède sa concession à Marcel Misme.

Pendant quelques mois, tout fonctionne parfaitement. Mais au cours de l’été, des difficultés apparaissent : les eaux du Verger baissent et le débit du ruisseau est insuffisant.

C’est une période difficile. Marcel Misme prend comme associé Pascal Bonnin, propriétaire du château et du domaine de Mérignat, ainsi que de l’usine de chapeaux Saint-Jean à Bourganeuf.

Misme et Bonnin essaient d’améliorer les installations existantes de différentes façons, mais en vain. Ils investissent leurs capitaux et sont presque ruinés. Il faut trouver rapidement un autre cours d’eau.

Marcel Deprez Marcel Deprez  

C’est alors qu’un autre industriel, Charles-Aimé Paquet, propriétaire d’une papeterie, propose de construire une usine hydraulique sur la Maulde, dans sa propriété du Monteil, près de Saint-Martin-Château. Mais il faut trouver des capitaux.

Charles-Aimé Paquet est un érudit. A la suite de recherches généalogiques sur les précédents propriétaires de son domaine, il entre en contact avec le baron de Rothschild. Celui-ci connaît Pascal Bonnin, qui avait créé à Paris l’Union Nationale pour le Commerce et l’Industrie.

Le baron de Rothschild s’intéresse au projet et demande l’avis de Marcel Deprez, ingénieur mondialement connu, qui faisait des expériences sur la transmission électrique de la force au moyen de courant à haute tension (il y avait alors beaucoup de déperdition).

Marcel Deprez vient aussitôt visiter les lieux. Il décide de construire une usine juste au-dessous de la cascade des Jarrauds, en utilisant une dénivellation de 31 mètres. L’opération est financée par la banque Rothschild.

Dans cette région montagneuse, il a fallu :

Le Chercheur évoque avec lyrisme le début des travaux : « Au fond de ce ravin, où écument les flots blancs de la Maulde, en cascades et en cascadelles ronflantes et sonores, l’explosion formidable de la première cartouche de dynamite réveilla les sylphes de la grotte de Las Fadas (les fées) qui dansèrent en rond. Echo appela Électricité qui dormait au fond du gouffre des Jarrauds. »

On reste confondu en apprenant que ces travaux furent exécutés en 9 mois !

Le canal d’amenée d’eauLe canal d’amenée d’eau

Le 23 avril 1889, Marcel Deprez fait des essais, et, le 25 avril, l’alimentation de Bourganeuf est assurée par l’usine des Jarrauds. Le courant continu de 3 000 et 4 000 volts est conduit sous tension à Bourganeuf où il est réduit en courant de 110-130 volts grâce à 60 transformateurs. Les habitants de Bourganeuf pourront être éclairés en permanence, même la nuit.

C’est une date historique. Marcel Deprez écrit dans la Lumière électrique : « La ville de Bourganeuf est, de beaucoup, en avance, au point de vue électrique, sur la ville de Paris elle-même. L’installation de Bourganeuf marque un pas décisif dans l’utilisation des forces naturelles. Elle m’a paru à ce point digne de l’intérêt de l’Académie des Sciences envers laquelle j’ai pris, après l’expérience de Creil, l’engagement moral que je tiens aujourd’hui. »

Marcel Deprez, dont les théories et les expériences avaient été violemment attaquées, peut être fier de sa réussite.

L’usine des JarraudsL’usine des Jarrauds

En décembre 1888, les villes de Dieulefit (Drôme) et de Valréas (Vaucluse) étaient déjà éclairées par du courant (alternatif) transporté à distance. Une chute d’eau de 25 mètres, située respectivement à 4 et à 12 km de chacune de ces deux villes, fournissait la force hydraulique nécessaire. Mais, en avril 1889, Bourganeuf sera la première ville d’Europe entièrement alimentée à distance en courant continu, ce qui permet d’électrifier les usines (à cette époque, les moteurs fonctionnaient presque tous avec ce type de courant).

Pourtant le courant alternatif l’emporta par la suite, tant pour l’usage domestique que pour l’usage industriel.

Il faut rendre hommage à Michel Salmet, à ses conseillers municipaux et aux industriels locaux d’avoir mené à bien leur entreprise téméraire. Ils surent s’entourer d’ingénieurs et d’entrepreneurs remarquables et obtenir le concours d’un des plus grands financiers de l’époque.

Tout n’alla pas sans heurts ni difficultés : difficultés locales, administratives, financières, procédures juridiques, conflits de personnes, oppositions de toutes sortes. Finalement la foi de tous ces hommes dans le progrès scientifique, leur volonté sans faille, leur audace, et aussi un peu de chance, assurèrent la réussite de cette aventure.

A partir de cette époque, les progrès de l’électricité et de l’électrification sont très rapides. Il est difficile, de nos jours, de se rendre compte de l’enthousiasme provoqué par l’arrivée de cette nouvelle source d’énergie. La description du Palais de l’électricité, construit à Paris pour l’Exposition universelle de 1900 (2), nous laisse rêveurs : « On avait construit spécialement ce Palais pour célébrer la nouvelle énergie, la reine de cette fin de siècle et du nouveau qui s’annonçait. Imaginons quelques instants ce Palais immense, campé au fond du Champ de Mars, de 410 m de long sur une largeur de 40 à 80 m, dominant tous les autres de sa structure aérienne de métal et de glace, couronné par un diadème ciselé de verre opalin, frise ajourée comme de la dentelle. Pour mieux la consacrer, une sculpture allégorique ‘‘le triomphe de l’électricité’’ (la Fée électricité sur un char traîné par Pégase et un dragon), culminait à 70 m de haut, auréolée par les branches garnies de cristaux d’une étoile de 12 m de diamètre.»

L’eau l’air et le feu circulaient dans ses veines.

Le Château d’eau, tapi au pied du Palais de l’électricité, déroulait ses vasques en cascades où les eaux tricolores qui jaillissaient du sommet venaient rafraîchir les sirènes et les dieux marins figés pour l’éternité.

Le soir, 5 000 lampes à incandescence, rouges, bleues et blanches, embrasaient l’édifice dans une symphonie de couleurs flamboyantes et détachaient les quatre lettres de feu inscrites sur son fronton : 1900. » (L’Exposition universelle de 1900, sous la direction de Jean-Christophe Mabire, Ed. L’Harmattan)

Partie centrale du Palais de l’électricité avec le Château d’eauPartie centrale du Palais de l’électricité avec le Château d’eau

Nous pouvons imaginer l’émerveillement et la fierté des visiteurs devant ce spectacle. Toutes proportions gardées, les habitants de la Modeste cité de Bourganeuf avaient dû être tout autant émerveillés et fiers devant l’illumination de la place de la mairie, le 9 mai 1886.

Tout progrès a ses limites : mon village, situé à 5 km des Jarrauds, ne fut électrifié qu’en 1930 !

En 1986, la ville de Bourganeuf a célébré le centenaire de l’électrification. En 1997, elle a ouvert un musée dans les bâtiments de l’ancienne usine Misme à la Grande Eau, route de la Cascade. La vieille turbine fonctionne à nouveau en présence des visiteurs. De plus, elle assure l’éclairage du musée.

Après avoir été exploitée par divers concessionnaires (dont les Rothschild), la production de l’usine des Jarrauds a été nationalisée et transférée à l’EDF en 1947. La concession est redevenue privée en 1951 lorsque l’usine du Mazet, alimentée par le barrage de Vassivière, a été mise en service. Le concessionnaire vend le courant produit à l’EDF !

L’usine et le domaine du Monteil sont la propriété de la famille Godard, qui les a reçus de Charles-Aimé Paquet.  En fait malgré le changement de nom, il s'agit toujours de la même famille, propriétaire du domaine depuis le 15e siècle. Cette précision m'a été apportée par les propriétaires actuels, Monsieur et Madame Régis Godard.

Plusieurs membres de cette famille, dont Charles-Aimé Paquet ont leur tombeau dans le domaine, au sommet de la colline.

Rendons grâce aux propriétaires successifs d'avoir toujours permis la visite du site des Jarrauds. Avec sa cascade et ses cascadelles, son écluse, son canal à flanc de montagne, ses chaos de rochers, sa végetation exubérante, il est l'un des plus beaux site de la région.

Dans cette contrée montagneuse, deux petites centrales électriques sont installées près des Jarrauds : l'une sur la Maulde, à quelques centaines de mètres en aval, et l'autre sur un ruiseeau affluent au nom musical de Tourtoulloux.

Georges Delangle

(1) Le souvenir de ces travaux s’est transmis de génération en génération. Il est encore présent dans la mémoire de certains habitants de la région. Deux rangées de bastings (sortes de solives) avaient été posées comme des rails sur des traverses de chemin de fer placées sur la pente. On avait ainsi pu faire glisser des blocs de pierre de plusieurs tonnes, à l’aide de cordages et de treuils, jusqu’au fond de la vallée.

(2) La mairie du 6e arrondissement avait organisé l’an dernier une remarquable rétrospective de l’Exposition universelle de 1900, dans la salle où les peintres creusois ont présenté leurs œuvres en janvier dernier.

Documentation:


A propos de l’article de Marcel Deprez (La Lumière électrique)

Vous trouverez dans les pages qui suivent, l’article de Marcel Deprez.

Marcel Deprez inclut dans sa communication, destinée aux scientifiques de l’époque, beaucoup d’explications théoriques.

Pour les spécialistes, ces explications ont un grand intérêt.

A ceux qui se sont moins familiarisés avec les ohms, les volts et les ampères, elles permettent de prendre conscience des difficultés auxquelles le physicien fut confronté, de la somme de recherches, expérimentations et travaux qu’il dut effectuer, des contestations auxquelles il dut faire face, pour parvenir au but qu’il s’était fixé.

Sa compétence et sa persévérance méritaient un hommage. Cet hommage, nous pouvons également le rendre à tous les hommes de science, chercheurs, savants, médecins (entre autres le professeur Grancher) qui permirent à la France de connaître un remarquable essor scientifique en cette fin du 19e siècle.

Dans sa communication, Marcel Deprez insiste aussi sur les difficultés rencontrées lors de la réalisation des travaux : pays montagneux à l’accès difficile, rudesse du climat, isolement…

Il faut dire qu’à l’époque les déplacements se faisaient à pied ou au moyen de traction animal ; les routes n’étaient que des chemins cahoteux ; les hivers étaient longs et rigoureux, la région était souvent recouverte d’une épaisse couche de neige pendant deux ou trois mois.

Si un jour, sur les pas de Marcel Deprez, une agréable promenade vous conduit de Bourganeuf à la Cascade des Jarrauds, songez au mode de vie qu’on connu nos grands-parents ou arrière-grands-parents et à son évolution.

Georges Delangle.

(1) L e souvenir de ces travaux s’est transmis de génération en génération. Il est encore présent dans la mémoire de certains habitants de la région. Deux rangées de bastings (sortes de solives) avaient été posées comme des rails sur des traverses de chemin de fer placées sur la pente. On avait ainsi pu faire glisser des blocs de pierre de plusieurs tonnes, à l’aide de cordages et de treuils, jusqu’au fond de la vallée.

(2) La mairie du 6e arrondissement avait organisé l’an dernier (2000) une remarquable rétrospective de l’Exposition universelle de 1900, dans la salle où les peintres creusois ont présenté leurs œuvres en janvier dernier.

Documentation



 

Nous reproduisons l’article de Marcel Deprez, paru dans « La Lumière Électrique » du 21 septembre 1889. (1ère insertion)

La Lumière Électrique Journal universel d’Électricité

La Lumière Électrique

Journal universel d’Électricité

31, Boulevard des Italiens Paris

DIRECTEUR : Dr CORNELIUS HERZ

IIe ANNEE (TOME XXXIII) Samedi 21 SEPTEMBRE 1889 N° 38


SOMMAIRE

 


SUR UNE APPLICATION

DE LA TRANSMISSION ÉLECTRIQUE

DE LA FORCE FAITE À BOURGANEUF

Dans la dernière séance de l’Académie j’ai annoncé en quelques mots le succès complet de la première application pratique qui ait été faite de la transmission de la force à grande distance au moyen de hautes tensions conformément aux principes que j’ai mis en lumière et dont j’ai poursuivi la démonstration expérimentale depuis 1881. Je crois inutile de retracer les progrès successivement réalisés depuis cette époque et constatés par des commissions choisies au sein de l’Académie. Je rappellerai seulement combien mes théories et mes expériences ont été violemment attaquées ; comment, après les avoir déclarées absurdes, mes adversaires, contraints d’en reconnaître l’exactitude, prétendirent qu’elles ne sortiraient jamais du laboratoire. L’expérience de Creil démontra la possibilité d’un fonctionnement industriel, mais ne constituait pas une application pratique. Elle fut, peut-être parce que l’on sentait qu’une faible distance me séparait du but à atteindre, l’objet d’attaques encore plus violentes que celles qui l’avaient précédées.

Les uns prétendirent qu’elles étaient la condamnation définitive de la force à grande distance ; d’autres qui avaient solennellement déclaré qu’elles « ne réussiraient même pas pendant une heure » essayèrent d’en amoindrir la portée en la répétant un an après dans des conditions qui la dénaturaient complètement. D’ailleurs, et j’ai hâte de le dire, aucune des expériences faites avant ou après celle de Creil ne peut lui être comparée ni par la grandeur du travail, ni par la tension du courant, ni par la distance, ni enfin par la rigueur des procédés employés pour mesurer le travail absorbé par la génératrice. Une réserve doit être faite pourtant quant à ce dernier point en ce qui concerne les expériences faites en Suisse en 1887, sur une distance de 8 kilomètres et où le travail dépensé au départ fut mesuré grâce à un procédé que j’ai exposé devant le Congrès officiel des électriciens en 1881 et que j’ai expérimenté peu de mois après sur une machine Gramme transformée. Ce procédé, qui consiste à rendre mobiles les inducteurs de la machine en les montant sur des couteaux et à mesurer le couple auquel ils sont soumis pendant la marche, est certainement le plus rigoureux qu’on puisse employer.

Avant d’arriver au sujet de cette communication je crois devoir mentionner la dernière des expériences qui ait eu lieu entre Creil et Paris le 6 août 1886, quelques jours après la lecture du rapport de notre savant confrère M. Maurice Lévy et qui n’a jamais été publiée. Il s’agissait de voir quelle était la limite du travail utile que l’on pouvait recevoir à Paris, en faisant marcher, à outrance, la génératrice située à Creil. Le travail mesuré au frein de la réceptrice dépassa 80 chevaux, tandis que, à Creil, le travail fourni par la génératrice et mesuré par le dynamomètre était de 165 chevaux. La force électromotrice de la génératrice dépassa neuf mille volts. Malheureusement un fil se rompit à la réceptrice et cette rupture provoqua des désordres qui mirent fin à l’expérience. Plus tard, il fut établi que la génératrice aurait pu développer onze mille volts sans accident, mais la ligne destinée à la transmission de la force n’existant plus, aucune expérience ne put être faite. Je ferai remarquer que ces tensions dépassent de beaucoup celle de 6 300 volts qui est mentionnée dans le rapport de M. Maurice Lévy et qui est cependant elle-même très supérieure aux tensions les plus hautes atteintes aujourd’hui dans l’industrie.

L’expérience de Creil terminée, les controverses violentes qu’elle avait soulevées s’apaisèrent peu à peu et, un certain temps s’écoulant sans que l’on vît surgir d’applications, le bruit se répandit (d’ailleurs habilement propagé et entretenu par certaines personnes) qu’elle n’avait été qu’un tour de force très coûteux, presque impossible à reproduire et duquel ne sortirait jamais rien d’utile.

Il faut reconnaître d’ailleurs que, bien qu’elle marquât un progrès considérable dans l’histoire de la transmission électrique de la force, elle constituait une expérience mais non une application pratique. Pour en arriver là, de nombreux problèmes de détails restaient à résoudre ; il fallait d’abord abaisser le prix des machines, il fallait rendre les manœuvres de mise en marche, de régulation de vitesse et d’arrêt si faciles qu’un ouvrier ordinaire pût les exécuter sans hésitation et sans danger ; il fallait se mettre à l’abri des dangers de la foudre et des extra-courants, ces autres coups de foudre auxquels aucun isolant ne résiste et qui mettent instantanément les machines hors de service. Il fallait encore organiser un système de signaux permettant aux postes de la réceptrice et de la génératrice de communiquer de manière que le 1er pût donner au 2e des ordres rapides, précis, faciles à transmettre et à exécuter presque instantanément, sans hésitation et sans trouble.

Je puis dire qu’aujourd’hui tous ces problèmes sont résolus et que la preuve en est dans l’installation de Bourganeuf, qui fonctionne avec un succès complet depuis plusieurs mois.

La ville de Bourganeuf (Creuse) possède depuis deux ans un système d’éclairage électrique qui a été installé par deux hommes dont le nom mérite d’être mentionné ici, ce sont MM. Bonnin, industriel, et Misme, ancien contre-maître d’usine. Ils établirent une turbine actionnée par une chute d’eau située dans la ville même, une machine dynamo-électrique système Thury et tout le réseau de conducteurs destiné à l’éclairage des rues et des particuliers au moyen de lampes à incandescence.

On voit que la ville de Bourganeuf est de beaucoup en avance au point de vue de l’éclairage électrique sur la ville de Paris elle-même. Malheureusement, la chute d’eau employée se trouvait fréquemment à sec pendant l’été de sorte que le secours d’une machine à vapeur était nécessaire. Or les environs de la ville sont riches en chutes d’eau qui ne tarissent jamais et dont l’une des plus belles est la chute des Jarrauds, située à Saint-Martin-le-Château, à 14 km de Bourganeuf.

La municipalité de la ville résolut de l’utiliser et s’adressa à la Société pour la transmission de la force par l’électricité, pour lui demander son concours. Ses propositions furent acceptées et c’est ainsi que fut décidée l’application dont je vais avoir l’honneur d’entretenir l’Académie.

Je vais décrire maintenant toute l’installation depuis la chute d’eau jusqu’aux machines à basses tensions qui produisent la lumière.

Chute d’eau – Elle est produite par la rivière la Maulde dans un site très pittoresque nommé Les Jarrauds, à une faible distance de Saint-Martin-le-Château. La quantité d’eau que débite la chute, même en été, étant très supérieure à celle dont on a besoin, une partie de cette eau est amenée du niveau supérieur à l’endroit où est la turbine au moyen des conduites en fonte de près de 1 mètre de diamètre. La différence du niveau est de 31 mètres. La turbine est à axe horizontal, sa puissance maxima est de 130 chevaux, elle est située au rez-de-chaussée du bâtiment des machines et transmet son mouvement à la machine dynamo directement par une courroie. La vitesse maxima de la turbine est de 150 tours par minute et celle de la génératrice de 650 tours. Il existe un régulateur de vitesse agissant sur la vanne de la turbine mais son action n’est ni assez rapide, ni assez précise et on a dû le supprimer. Ce point a une certaine importance, comme on le verra plus loin.

Machine génératrice – Elle est de la force nominale de cent chevaux et a deux anneaux égaux montés sur le même arbre et excités par deux inducteurs rectilignes parallèles à l’axe de rotation. Les pôles sont alternés et il n’y a pas de culasse. C’est un type que j’ai réalisé pour la première fois dans mes petits moteurs électriques et que j’ai appliqué ensuite en 1881 à une machine remarquable par son faible poids spécifique. Je l’ai généralisé et appliqué à toutes les puissances depuis ½ cheval jusqu’à cinq cents chevaux. Cette disposition présente des avantages que je ferai ressortir dans une note prochaine.

Qu’il me suffise de dire que j’ai pu, grâce à elle, construire une machine qui pèse moins de 300 kilogrammes et développe une puissance de 12 chevaux sans que la densité du courant ni la vitesse de la machine soient poussées au-delà des limites admises dans les machines similaires employées dans l’industrie.

Comme dans l’expérience de Creil, les inducteurs de la génératrice sont excités à part, au moyen d’une machine à basse tension qui fournit un courant de 18 ampères avec 90 volts aux bornes. La puissance nécessaire pour créer le champ est donc un peu supérieure à 2 chevaux.

La résistance de chaque anneau est de 2 ohms et la force électromotrice engendrée est de 5 volts et peut même atteindre 5,5 volts pour une vitesse de un tour par minute.

Le diamètre du fil induit est égal à 2,2 mm. Il forme sur l’anneau quatre couches. L’anneau peut supporter sans inconvénient 25 ampères pendant une marche prolongée.

Ligne –Elle est composée de deux fils (l’un pour l’aller et l’autre pour le retour du courant) posés sur des poteaux en sapin garnis d’isoloirs en porcelaine. Le fil est nu et son diamètre est de 5 millimètres, il est en bronze siliceux. La résistance de la ligne est de 23 ohms pour 14 kilomètres. Son isolation est pratiquement infinie même après des pluies prolongées.

Réceptrice – Elle est identique à la génératrice et, comme elle, excitée à part. Mais il a fallu employer un artifice particulier pour lui permettre de démarrer puisque à l’état de repos son champ magnétique entretenu par la machine à lumière est nécessairement nul, cette dernière ne tournant pas. Cet artifice consiste dans l’emploi d’accumulateurs (qui, en cas d’accident, servent à éclairer la ville) dont le courant est lancé dans les inducteurs de la réceptrice au repos.

Elle peut alors entrer en mouvement sous l’influence de courant de haute tension et lorsqu’elle a acquis la vitesse convenable, la machine à lumière qu’elle met en mouvement donne un potentiel assez élevé pour engendrer dans les inducteurs le courant nécessaire à leur excitation.

Ce potentiel (130 volts) étant égal à celui des accumulateurs, il suffit de tourner un commutateur qui substitue instantanément le courant de la machine à lumière à celui des accumulateurs, pour que le mouvement s’entretienne indéfiniment sans le secours de ceux-ci.

La vitesse normale de la réceptrice est connue à chaque instant au moyen d’un tachymètre Buss, elle est habituellement inférieure à 500 tours environ par minute et reste invariable pendant de longues périodes de temps. Mais quand cela est nécessaire, pour des raisons que nous expliquerons tout à l’heure, on la fait monter à 500 tours et au-delà, au moyen du rhéostat liquide intercalé dans le circuit de haute tension.

Cet instrument permet d’introduire graduellement, quoique rapidement, dans le circuit des deux machines génératrice et réceptrice une résistance, variant depuis quelques ohms jusqu’à plusieurs milliers d’ohms, constituée par une colonne d’eau pure constamment renouvelée. Les services que peut rendre ce rhéostat sont considérables ; grâce à lui j’ai pu résoudre simplement et pratiquement le problème de la distribution des courants de très haute tension, j’ai pu rompre et fermer plus de 20 fois par minute le courant de ma grande machine de Creil, alors que l’intensité était de 15 ampères, et la différence de potentiel de 5 000 volts, sans causer aucune détérioration, ni dans les anneaux, ni dans les collecteurs, et cependant les anneaux contenaient plus de 10 000 spires et plusieurs centaines de kilogrammes de fer et avaient une self-induction énorme.

Lorsqu’on veut faire varier la vitesse de la réceptrice, on augmente ou on diminue par la manœuvre d’un levier la résistance du rhéostat liquide, et l’on obtient immédiatement l’effet cherché ; mais il en résulte une variation dans l’intensité du courant et par conséquent dans le couple résistant de la génératrice dont la turbine, comme nous l’avons dit, n’a pas de régulateur. Il faut donc agir à la main sur la vanne pour maintenir constante la vitesse de la génératrice. Avec un peu d’habitude et de soin, on y arrive facilement, d’autant plus que le préposé à la génératrice est prévenu par une sonnerie de la manœuvre qu’il va avoir à faire, avant même qu’il en ait reconnu lui-même la nécessité.


 

La Lumière Électrique (Suite)

Ce rhéostat permet de maintenir l’intensité d’un contact quelconque rigoureusement constante pendant des heures entières ; il m’a permis d’étudier des phénomènes curieux que je communiquerai dans une note spéciale. Enfin il démontre péremptoirement que l’eau a une conductibilité propre qui augmente considérablement avec la température (Elle varie dans le rapport de 3 à 1 pour une variation de température moindre que 100 degrés).

Machines à lumière – Elles sont au nombre de deux. Construites par la maison Bréguet, elles sont du type Gramme et capables de donner chacune 110 volts et 250 ampères. Toutefois, comme la tension de 110 volts serait insuffisante, on les fait marcher à une vitesse plus grande que celle indiquée par les constructeurs, et on obtient 130 volts. Elles sont mises en mouvement par des courroies entraînées par les poulies de la réceptrice. Ces machines sont excitées en dérivation, la résistance de leurs inducteurs est de 13 ohms et peut être augmentée au moyen d’un petit rhéostat métallique.

Dans l’état actuel de l’éclairage une seule des machines suffit, mais dans les essais préliminaires on les a fait marcher toutes les deux, en faisant produire à chacune d’elles 110 volts et 200 ampères. Le travail utile en lumière était donc de 60 chevaux tandis que le travail électrique de la génératrice mesuré aux bornes était de 96,5 chevaux. Or des expériences dynamométriques très soignées et très nombreuses que j’ai faites à Creil, sur des machines identiques à la génératrice, ont démontré que le coefficient de transformation commercial de cette machine est très voisin de 0,9, c’est-à-dire qu’il faut dépenser sur l’arbre un travail de 100 chevaux mesurés au dynamomètre pour obtenir 90 chevaux électriques utilisables aux bornes. Donc, dans l’expérience précitée, la génératrice ne devrait pas absorber un travail mécanique supérieur à 108 chevaux, ce qui donne un rendement commercial de 0,55. Cela signifie que pour obtenir 55 chevaux en lumière à Bourganeuf il faut que la turbine située à Saint-Martin donne 100 chevaux.

Actuellement, les machines ne travaillant pas à pleine puissance, j’estime que le rendement journalier est seulement de 0,50, mais que l’on pourrait atteindre, moyennant quelques modifications un rendement en lumière de 0,60. Quand on réfléchit que ce rendement est obtenu après trois transformations successives du travail mécanique en travail électrique ou réciproquement, et qu’il comprend en outre le travail perdu dans la ligne, on doit le considérer comme très satisfaisant.

Maintenant, on peut demander pourquoi, le but final étant l’éclairage on ne s’est pas décidé à employer des courants alternatifs et des transformateurs, ou tout au moins pourquoi on n’a pas employé de procédé plus élégant sinon plus simple que de produire à Bourganeuf une puissance mécanique pour l’employer à faire tourner au moyen de courroies des machines à lumière. La solution adoptée paraît au premier abord quelque peu barbare. Je répondrai à cela :

1° Que le temps pressait et que les machines à haute tension et à courant continu étaient prêtes et avaient fait leurs preuves ;

2° Que l’on pouvait utiliser ainsi n’importe quelle machine à lumière existante ;

3° Que la ville de Bourganeuf était dans l’intention d’employer le courant au réseau d’éclairage à la production de la force aussi bien que de la lumière, et même d’employer directement et sans transformation une partie du travail de la réceptrice à mettre une usine en mouvement ;

4° Enfin que les habitants étaient accoutumés à l’usage de courants continus qui ne donnent que des secousses très supportables quand on vient à toucher des pièces métalliques avec lesquelles ils sont en rapport et qu’il est loin d’en être ainsi avec les courants alternatifs.

Appareils accessoires – Signaux – Instruments de mesures – Parafoudres. –Les deux postes sont reliés par une double ligne téléphonique ; mais pendant la marche des machines, l’emploi du téléphone est impossible en raison du bruit de ces dernières ; son usage ne serait d’ailleurs pas assez rapide, car les phénomènes que présentent les machines à haute tension en cas d’irrégularité dans leur marche, deviennent si rapidement menaçants que des accidents graves pourraient se produire avant même que l’on eût terminé les préliminaires auxquels donne toujours lieu une conversation téléphonique. J’ai donc adopté l’usage des signaux conventionnels produits par une simple sonnerie dont les roulements rythmés d’une certaine façon se prêtent à une grande variété en même temps qu’à une grande netteté dans les signaux.

Mon code de signaux se réduit d’ailleurs à cinq roulements différents qui répondent à toutes les manœuvres que l’on peut avoir à faire…et je dois dire qu’il fonctionne admirablement et inspire aux hommes une grande confiance, en leur donnant l’illusion qu’ils sont près l’un de l’autre, tandis que la première impression que l’on ressent en face d’une transmission de force par l’électricité est l’impossibilité de se faire obéir rapidement du poste de la génératrice ou réciproquement, d’où résulte un état continuel d’hésitation et d’inquiétude réellement pénible et d’ailleurs nuisible au service.

J’ai entendu soutenir l’opinion que l’on devrait marcher sans signaux et s’en remettre en tout au fonctionnement d’appareils automatiques tels que régulateurs du courant, régulateurs de vitesse, régulateurs de potentiel, etc. Cela est vrai, quand on a une usine centrale dans laquelle une génératrice unique qui distribue la force à plusieurs réceptrices indépendantes ; mais dans un pays aussi sauvage et aussi dénué de ressources que celui où est situé la génératrice, il est nécessaire comme dans l’exploitation des chemins de fer de réduire au minimum le nombre d’appareils employés et de demander au personnel une part d’initiative sans laquelle il n’y a plus de responsabilité ni de sécurité réelles.

Le personnel définitivement employé dans l’installation de Bourganeuf se réduit à deux agents mariés résidant : l’un à Saint-Martin, l’autre à Bourganeuf ; le premier est un simple ouvrier, le second un ancien agent des lignes télégraphiques. J’ajouterai que le bâtiment de la turbine est entouré d’escarpements presque à pic et qu’on n’a pu y amener les machines qu’au prix de grands efforts. Le village le plus rapproché est d’un accès si difficile que, en cas de mauvais temps, le gardien de la génératrice doit s’approvisionner pour plusieurs jours ; en un mot son existence ne peut être comparée qu’à celle d’un gardien de phare. Tous ces détails sont nécessaires pour établir jusqu’à l’évidence que nous sommes bien ici en présence d’une application absolument pratique. Mais avant de réduire le nombre des agents à cette limite extrême, on a dû envoyer à Bourganeuf un nombre d’ouvriers notablement supérieur à ce qui était strictement nécessaire, car il fallait l’éducation complète de tous ceux qui devaient y rester, réparer les accidents qui pouvaient se présenter à l’origine, etc.

Les instruments de mesure pour l’intensité sont des ampèremètres Deprez-Carpentier et, pour la tension, des électromètres apériodiques de Carpentier gradués à Creil jusqu’à 4 000 volts au moyen de la grande machine qui a servi aux expériences de 1886 et qui depuis a permis de faire une foule d’expériences pour lesquelles elle a rendu de grands services* en raison de la facilité avec laquelle elle pouvait donner de très hautes tensions.

Les parafoudres sont, comme leur nom l’indique, destinés à mettre les machines à l’abri des accidents que pourraient provoquer les orages dans ce pays où ils sont très fréquents et très violents. Ils ont aussi pour but de protéger les anneaux contre les conséquences funestes des extra-courants qui, dans les machines à haute tension contenant beaucoup de fer et beaucoup de spires, acquièrent une tension énorme et perforent les isolants les plus épais. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de la foudre ou d’un extra-courant, l’instrument, grâce à une disposition particulière, offre à la décharge le chemin le moins résistant possible et limite à une valeur déterminée l’intensité du courant local fermé accidentellement à travers l’anneau, le tout sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à aucun organe mécanique.

Accumulateurs – Le poste de réceptrice contient 60 (leur nombre vient d’être porté à 70) accumulateurs que l’on charge tous les jours pendant la matinée en faisant tourner les machines tout exprès. Ils servent comme je l’ai dit plus haut à créer le champ magnétique initial nécessaire au démarrage de la réceptrice et forme une réserve précieuse dans le cas où une cause imprévue forcerait à arrêter les machines pendant le cours d’une soirée.

* - Cette machine vient d’être démontée pour cause de déménagement.

A l’état normal, et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils sont complètement séparés des machines à lumière de manière que l’on n’ait pas à se préoccuper des variations de vitesse de celles-ci, variations qui auraient des inconvénients si les accumulateurs étaient constamment en communication avec elles. Malgré cela, l’éclairage est très régulier et la différence de potentiel aux bornes de la canalisation ne présente pas de variations supérieures à deux volts sur 125 ou 130. Les seules variations sont celles que l’on produit volontairement quand on allume ou qu’on éteint d’un seul coup une grande partie des lampes de la ville. Le mouvement de rotation des machines étant produit par des forces invariables et les masses en mouvement étant toutes animées de vitesses constantes, il en résulte que la lumière produite est absolument fixe et que les voltmètres n’accusent pas ces oscillations que l’on constate chaque fois que le mouvement et produit par une machine à vapeur et surtout par un moteur à gaz.

Les accumulateurs n’ont été utilisés pour l’éclairage de la ville que dans deux circonstances où les machines n’ont pas fonctionné et cette interruption de service a été due chaque fois à des orages. La première fois les deux postes ont été foudroyés simultanément ; les parafoudres n’avaient pas encore été posés et les sonneries servant à la transmission des signaux furent mises hors de service ; la réceptrice elle-même subit des avaries dans les inducteurs sans que le rôle de la foudre dans cette circonstance pût être bien élucidé. La violence des coups de foudre dans l’intérieur des postes avait été telle qu’il ne fallait plus espérer du personnel aucun service utile en cas d’orage. On se serait heurté à un refus péremptoire. L’emploi des parafoudres s’imposait et j’en fis construire quatre, deux pour la ligne téléphonique, deux pour la ligne télédynamique, ces deux derniers munis en outre du dispositif auquel j’ai fait allusion et qui a pour but de protéger la machine contre les extra-courants. Je pensais que ces appareils inspireraient pleine confiance aux agents chargés de la conduite des machines et qu’ils ne se laisseraient plus effrayer par les orages qui pourraient survenir. Il y a peu de temps un orage éclata ; pendant trois quarts d’heure les parafoudres furent le siège de décharges violentes sans que l’on cessât de marcher, mais les signaux n’étaient plus transmis régulièrement. Quoiqu’il ne fût survenu aucun accident, on ne crut pas pouvoir continuer. On arrêta et on acheva la soirée avec les accumulateurs. Je dois dire que la canalisation de l’éclairage elle-même a été frappée de la foudre et qu’elle va être munie d’appareils protecteurs.

Résultats pratiques. Conclusions. Ainsi que je l’ai dit plus haut, avant d’être envoyé à Bourganeuf, la génératrice, la réceptrice et les deux machines à lumière ont été montées à Creil et l’on a reproduit aussi fidèlement que possible toutes les conditions de la marche réelle en remplaçant la ligne par une ligne artificielle dont la résistance est connue à chaque instant par la chute de potentiel qu’elle produit. Les essais durèrent plus d’un mois et on les termina par un essai qui dura pendant vingt quatre heures consécutives sans arrêt. Le travail maximum utilisable aux bornes des machines à lumière atteignit 60 chevaux (112 volts 410 ampères) avec 22 ampères sans la ligne et 3 750 volts aux bornes de la génératrice.

Le rendement inducteur en lumière était donc égal de 0,50 de la force fournie à la génératrice, mais le rhéostat représentant la ligne avait une résistance de 30 ohms au lieu de 23. Dans une autre expérience, les machines à lumière donnèrent 376 ampères et 115 volts tandis qu’on avait3 550 volts et 20 ampères aux bornes de la génératrice et 25 ohms dans la ligne. Le rendement industriel était alors de 0,55 comme il est facile de s’en assurer en admettant 0,9 pour le coefficient de transformation industrielle de la génératrice, coefficient mis hors de doute par des expériences très nombreuses et très précises que j’ai faites et qui ont montré que le travail perdu sous forme de chaleur dans les anneaux et les inducteurs de cette machine pourrait descendre facilement au-dessous de 5% du travail mécanique total.

Nous revenons à Bourganeuf ; l’éclairage actuel de la ville ne comporte pas l’utilisation de la puissance de 62 chevaux dont je viens de parler car il n’y a que 250 lampes à incandescence et la différence de potentiel aux bornes de la canalisation est de 130 volts comme je l’ai déjà dit, aussi n’aurait-on pas employé des machines capables de développer cent chevaux et plus si l’on n’avait pas eu en vue de satisfaire dans un avenir prochain à l’accroissement de l’éclairage et aux applications de la force motrice.

Les machines génératrices et réceptrices n’utilisent donc pas actuellement beaucoup plus de la moitié du courant qu’elles devraient utiliser à pleine puissance, mais la première marche a une tension qui dépasse fréquemment 3 000 volts ; je l’ai vue marcher moi-même à près de 4 000 pendant toute une soirée où les plaques du rhéostat liquide avaient été trop écartées, et depuis le mois d’avril, cette machine soumise aux plus rudes épreuves n’a éprouvé qu’une seule avarie.

Je citerai, parmi les incidents qui aurait pu la détériorer très gravement et qui ont montré combien elle est robuste, des arrêts brusques dus à des fermetures en court circuit provoqués intempestivement par le rhéostat liquide alors que la machine donnait plus de 3 000 volts. La résistance opposée au passage du courant tombait ainsi subitement au-dessous de 5 ohms et l’intensité instantanée du courant atteignait plusieurs centaines d’ampères ; or, l’effet tangentiel cherché sur les anneaux atteint 400 kilogrammes pour 20 ampères ; on juge de l’intensité formidable de l’effort mécanique exercé sur les anneaux et de la violence des étincelles aux balais dans cette circonstance. Le résultat fut tel que la turbine et son volant de 2, 50 m. de diamètre animés au moment de l’accident d’une vitesse d’au moins 120 tours par minute furent comme cloués sur place.

Des spectateurs affolés par l’éclat et le bruit strident des jets de feu jaillissant des balais voulaient absolument prendre la fuite. Vérification faite, anneau et collecteur étaient intacts. Ce fait se renouvela trois fois sans amener aucune avarie. De fait, la génératrice n’a donné lieu depuis le mois de mai qu’à un seul accident arrivé au collecteur.

La réceptrice, quoique travaillant à une tension et à une vitesse moindres a donné lieu à trois accidents dont deux étaient dus à des vices de construction, et le troisième à une fausse manœuvre.

Il est bon de remarquer d’ailleurs que ces accidents se sont produits dans le commencement alors que le personnel était moins expérimenté. La marche est maintenant d’une régularité absolue et plus belle que celle de beaucoup de machines à basse tension.

Elle est de 5 heures par nuit et il y a peu de temps encore elle était aussi de cinq heures pendant la journée pour charger les accumulateurs. Mais récemment, il a paru préférable pour ces derniers de réduire la durée de cette opération à une heure, de sorte que la durée journalière du fonctionnement n’est plus que de six heures. Il s’est présenté des circonstances où, en raison de fêtes locales, l’éclairage a duré toute la nuit.

En résumé, l’installation de Bourganeuf démontre d’une manière irréfutable que la transmission de la force par l’électricité au moyen de courants continus de haute tension est applicable dans les circonstances les plus difficiles, dans les pays les plus dénués de ressources industrielles et qu’elle peut satisfaire à toutes les exigences d’un service public en employant des machines très rustiques et un personnel très réduit.

Ce personnel doit, à la vérité, satisfaire à certaines conditions morales : il doit être choisi avec soin, mais les qualités qu’on est en droit d’exiger de lui ne sont pas nouvelles dans l’industrie, car on les trouve réunies à un haut degré dans le personnel des chemins de fer.

Je n’ai pas à examiner ici le côté économique de la question. Je me contente de rappeler :

1° Que les machines génératrices et réceptrices pèsent actuellement 6 000 kilogrammes pour cent chevaux et que ce chiffre peut être abaissé de beaucoup ;

2° Que le travail industriellement utilisable sur l’arbre de la réceptrice à haute tension et avant sa transformation est au moins égal aux soixante centièmes du travail de la turbine.

3° Que la ligne est exactement semblable à une ligne télégraphique ordinaire à l’exception du métal qui constitue le fil.

Ces renseignements suffiront pour calculer la valeur économique du système dans les conditions les plus défavorables, car avant peu on aura dépassé de beaucoup le chiffre de 3 000 volts qui fixe le prix du fil de ligne et le rendement et, d’autre part, je puis avancer comme certain que le prix des machines de mon système peut être abaissé beaucoup au-dessous de cent francs par cheval. J’ai fait à cet égard une expérience décisive en faisant construire la machine électrique la plus puissante de l’Exposition elle est de la force nominale de 500 chevaux et marche à la vitesse de 300 tours par minute. Elle fera l’objet d’une prochaine communication.

L’installation de Bourganeuf, si modeste qu’elle soit, marque un pas décisif dans l’utilisation des forces naturelles ; elle m’a paru à ce point de vue digne de l’intérêt de l’Académie envers laquelle j’ai pris après l’expérience de Creil une sorte d’engagement moral que je tiens aujourd’hui

Je ne saurais terminer cette note sans adresser mes remerciements à ceux de mes collaborateurs qui m’ont accompagné à Bourganeuf et qui ont fait preuve d’une ténacité et d’un dévouement que rien n’a pu décourager. Ce sont M. Beneteau l’intelligent et habile chef de l’atelier de Creil, M. de Villy ingénieur électricien, et les deux ouvriers monteurs MM. Rabot et Landigeois.

Marcel Deprez